Les dessous de l’immigration au Québec: quand j’étais juriste spécialisé.

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L’immigration au Canada est basée sur une règle très simple: chaque immigrant doit rapporter plus qu’il n’est susceptible de coûter au Canada, c’est l’immigration choisie, le grand triage des candidats. On peut en penser ce que l’on veut, ça n’est pas le débat, c’est en revanche une donnée à laquelle il faut se plier et dans bien des cas, ne pas hésiter à se mettre à poil, littéralement (on se la fait cette visite médicale… faites voir vos antécédents?). Le droit de l’immigration, c’est un domaine dans lequel je me suis spécialisé, et si ce temps est révolu pour moi, j’ai voulu me rappeler certaines choses, et vous les faire partager.

L’éternelle escroquerie.

Au grand bal des faux-semblants, la roublardise se joue parfois sur la virgule. C’est d’ailleurs ce qu’on t’apprend, là-bas, sur les bancs de la faculté de droit, et qu’on met en pratique ici. On flirte avec l’illégal, mais c’est vite dit, quand on embrasse à pleine bouche la belle cocue d’éthique dont on pince la fesse charnue, tout en croisant les doigts. Vous avez l’image? Un petit peu d’envolées lyriques pour ne pas oublier qu’on n’a pas toujours eu les mains sales.

Les métiers en pénurie.

Nul besoin d’étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) pour ceux-là, c’est pratique. Tellement pratique d’ailleurs, qu’il suffisait de faire coller les attributs du poste visé avec celui de la fiche métier qui allait bien. Le pire, c’est qu’on pouvait y aller avec nos gros sabots, on savait que ça passerait toujours. Voici comment. Il est arrivé plusieurs fois que l’agent de contrôle ait des doutes (tu m’étonnes!), et nous demande de clarifier les choses. Grosso modo ça donnait ça: « Non mais attendez, vous ne seriez pas en train de vous foutre de moi? Vous avez recopié la fiche métier! Renvoyez-moi le vrai contrat de travail avec la description du vrai métier que votre candidat va exercer s’il a le permis, et vu comme vous me prenez pour un con, c’est pas gagné! » Mais, nous, comme on est de bonne foi, on laissait l’employeur répondre directement à notre place. Il envoyait alors un courriel (dont on fournissait le modèle), confirmant le contrat de travail avec le détail des tâches et responsabilités liées au poste à pourvoir. En lisant entre les lignes, le message était celui-ci: « Oui, le poste correspond en tout point à la fiche métier, et alors? S’il est en pénurie, ça n’est pas pour rien. J’ai enfin trouvé un candidat, tu veux baiser mon recrutement parce que le poste dont j’ai besoin ne te plaît pas? » Ni une, ni deux, voilà qu’on obtenait 3 ans de permis, autant dire le max.

Allez, checke-m’en cinq.

Quant à savoir si le poste en question était réellement celui-là. Aucune idée, mais il y a fort à parier que non, évidemment. Est-ce que c’est dégueulasse? La question se pose, elle est posée.

Les métiers sans dispense d’EIMT.

Là, c’est encore plus édifiant, et c’est même l’objet d’un article qui lui est tout spécialement dédié: comment truquer un EIMT. Le deal était que tout métier n’étant pas considéré comme étant en pénurie, nécessitait cette étude d’impact. Or nous, nous devions nous assurer que cette EIMT ne fasse pas obstacle au recrutement de notre candidat, dont le permis était nécessaire. Comment? En mettant tout en œuvre pour que le choix de notre candidat soit vu comme une évidence: abolir toute idée de choix justement, ce sera lui, et personne d’autre. Allez lire l’article, tout est détaillé.

Le goût du sacrifice.

Il fallait avoir une connaissance pointue du marché de l’emploi, des offres, et opérer un maillage territorial en fonction des profils disponibles, leur volonté, leurs désirs et leurs souhaits. Pour comprendre, voici deux cas concrets de massothérapeutes (métier qui n’est pas considéré comme en pénurie et dont l’EIMT est toujours défavorable) français a qui on a proposé une solution (différente pour chacun d’eux) nécessitant une année de sacrifice. Ils voulaient obtenir leur résidence permanente par le biais du PEQ, il leur fallait donc 12 mois minimum de permis pour engager la procédure.

  • Premier cas.

Un massothérapeute sur Montréal. Dans ses expériences passées, il y avait énormément de points de similitudes avec un métier administratif considéré en pénurie. On l’a orienté sur celui-ci. Il a trouvé un employeur, on lui a obtenu un permis de 3 ans, mais au bout de 12 mois et probablement à l’obtention de sa RP, il y a fort à parier qu’il est retourné à la massothérapie. Son sacrifice: exercer un métier qu’il avait fui jusqu’à l’obtention de ses papiers.

  • Second cas.

On n’obtient pas d’EIMT pour certains métiers même en trichant. L’astuce, c’est de ne pas tricher, mais de savoir mettre la forme et viser juste pour grappiller des points, et c’est le cas du second massothérapeute. Il faut savoir que dans certaines régions, le gouvernement offre un nombre de ressources folles pour les dynamiser et se montre plus arrangeant avec ses propres règles. Si globalement un métier n’est pas en pénurie, il peut l’être à certains endroits, là où personne ne veut aller, soyons clairs. Tu dis, là, il n’y a pas d’offre, mais beaucoup de demandes, et c’est justement où je voulais aller, c’est bon pour toi? Généralement c’est bon pour eux. Tu obtiens ton permis, mais comptes-tu vraiment t’y installer? Je vous donne la réponse: oui, mais pendant 12 mois seulement, après je ferai comme tout le monde, je reviendrai à Montréal, ou Québec, là où je peux parler avec des gens, le nord, ça craint, je suis un animal social. Son sacrifice: vivre dans le trou du cul du Canada jusqu’à l’obtention de ses papiers.

Contourner la Classification Nationale des Professions (CNP).

Les métiers du fond du panier n’offrent que peu de perspectives pour qui veut s’installer au Canada. Les faits sont là, plus on est bas dans la classification, plus on est dispensable. Caricaturons: si ton emploi ne requiert pas suffisamment de qualification (comprenez niveau d’études ou temps de formation), on n’a pas besoin de toi. Comment fait-on alors? Ici, pas de miracle, il faut se conformer. Et comme nous sommes consciencieux, s’il faut se conformer, permettez-nous de gommer quelques erreurs. Tout tient en réalité sur l’intitulé de poste et sa corrélation avec la réalité des tâches exercées. S’il y a dissonance, c’est que l’intitulé de poste n’est pas le bon, et que par conséquent, sa classification est erronée. On fait donc le chemin inverse, et c’est comme ça qu’on démontre qu’un commis est en réalité responsable (manager) et que, du coup, rien ne s’oppose à sa demande de RP, encore moins à son obtention.

Ce qui prime donc c’est le travail réalisé, les tâches confiées et les responsabilités, peu importe le contrat de travail initial ni même son intitulé. Par contre faut un dossier béton, rappelez-vous que l’agent d’immigration a le dernier mot, il est le seul juge pour apprécier de tout ceci.

Pour le coup, là, il n’y a pas de truanderie comme on pourrait nous le reprocher par ailleurs.

Mi casa es tu casa.

Simplement pour dire qu’il y a de meilleurs endroits où traverser la frontière que d’autres, et donc faire valider ses papiers ou obtenir ceux qu’on souhaite. Avec le temps, on avait constitué le classement des « meilleurs » postes frontières pour nos candidats, et donc la carte de ces postes sur tout le territoire. On leur demandait de nous appeler après chaque passage frontière, pour vérifier qu’il n’y avait pas d’erreur sur leurs documents. On a déjà vu un PVT limité à Montréal parce que l’agent frontalier s’était planté. L’idée, c’était d’éviter ce genre de plantage qui peut avoir de lourdes conséquences, mais également de faciliter le passage de notre prochain candidat.

Donc, on faisait la synthèse de toutes les auditions, toutes les questions susceptibles d’être posées, pour coacher nos prétendants, et on les envoyait dans la mesure du possible, vers les postes où il était le plus facile de passer. Donc, là où on posait généralement le moins de questions, là où on était le moins regardant sur les documents à présenter, là où on était les moins pointilleux, et là où on parlait le moins bien français, avec évidemment les meilleures plages horaires pour passer. Le tout, c’était donc de choisir le bon poste de douane pour entrer au Canada.

Business et incertitudes.

L’immigration est un gros business, à tous les niveaux. Je vais l’aborder en surface et en quelques lignes seulement, puisque le thème pourrait faire l’objet d’un vaste dossier décomposé en dizaines et dizaines d’articles et que j’en n’ai pas le goût présentement. Un business disais-je, et je parle d’un temps où j’étais de la partie, où bien des choses m’ont laissées pantois. L’obligation de passer par des médecins agréés pour justifier de sa visite médicale justement, et la mise en place de choses pas très claires pour parfois obtenir des avantages (le coupe file par exemple). Corruption? Qui a dit ça? Qu’il se dénonce! Même chose pour apporter la preuve de la maîtrise du français quand ça n’est pas nécessaire et gratter des points, tout ceci a un coût, comme l’inflation du prix des permis, et les cadeaux qu’on peut donner pour obtenir une place tout de suite. Bon, n’entrons pas davantage dans le sujet, comme celui qui a vu fleurir le nombre de professionnels de l’immigration estampillés barreau du Québec, ou avec un tampon similaire. On en a vu un certain nombre, il y avait beaucoup d’apprentis sorciers devant le flot de migrants français qu’on a assimilé à la poule aux œufs d’or. Allez venez, venez vivre le rêve américain, ici c’est plus facile.

Les incertitudes elles, sont autrement plus douloureuses. Dans ce genre de domaine, le droit de l’immigration, il faut faire une veille constante des règles applicables qui sont susceptibles d’évoluer du jour au lendemain. Je vous jure, c’est parfois très brutal. Imaginez donc. Vous planchez sur un dossier difficile depuis plusieurs semaines et êtes en passe de le boucler, le temps pour vous d’avoir réuni toutes les pièces justificatives (qu’il a fallu aller chercher au pays, notamment), ficelé votre truc aux petits oignons et là, l’effet d’une bombe. L’enveloppe est prête à être scellée, vous faites une ultime vérification lorsque vous constatez, consterné, que la règle hier encore en vigueur a été changée dans la nuit avec effet immédiat (on exagère si peu qu’en y repensant ça fout le vertige). Votre candidat ne peut plus immigrer, ils ont verrouillé la porte, votre dossier tombe à l’eau. Comment réagir? Je me pose encore aujourd’hui la question. Les changements de règles sont les pires, ils anéantissent bien des projets

N.B: des détails ont été volontairement omis, voire modifiés, s’agissant de certaines situations évoquées dans l’article, et ce, afin de préserver l’identité des personnes concernées.

Pour aller plus loin et en apprendre davantage: Retour d’expérience, juriste en droit de l’immigration (Qc).

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Crédits photo: caradisiac.

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3 Commentaires

  1. Fabrice

    2 septembre 2020 at 03:26

    C’est ouf et en même temps c’est tellement pas surprenant, à partir du moment où il y a du business l’eau devient trouble, ça fait vieux con de dire ça mais la resquille ça touche tout le monde, je vois pas pourquoi ça ne serait pas la même chose dans le domaine de l’immigration, à plus forte raison quand elle est choisie et que les candidats ont de l’argent: pour se payer un avocat qui connaît les tricks, un « coupe file » etc… et puis ils ont l’embarras du choix alors changer les règles en deux coups de cuillère à pot…

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  2. Linda

    14 octobre 2020 at 08:00

    C’est là qu’on réalise pleinement que nous ne sommes qu’une valeur marchande avant même que de n’être de simple êtres humains. Il faut servir, être d’une utilité quelconque, ou passer son chemin.

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    • Fanny

      2 novembre 2020 at 05:00

      C’est un peu partout pareil, le fait est que l’immigration choisie annonce la couleur. Beaucoup de monde s’est rué vers ce pays en pensant que c’est mieux et ça n’est pas le cas. Ni pire ni meilleur qu’un autre, juste lui avec ses contradictions, des choses plus intéressantes d’un certains point de vue quand de l’autre elles nous font vomir. L’expérience est toujours brutale, comme la prise de conscience. J’ai vu le Canada, j’en ai été émerveillée et j’en suis revenue. Ni pire, ni meilleur pays qu’un autre.

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