Il est de ces rencontres qui paraissent anodines, et que l’on emporte en gage à tout jamais. Mais de quoi? D’un sourire, d’une promesse. Elles sont toujours inattendues, prennent la forme saugrenue d’un souvenir d’une barbe hirsute sur un kayak, où le cœur incendiaire d’un homme dépose à vos pieds un fragment de sa vie qui lui dévore l’âme, comme s’il aimait être un peu désenchanté. Il venait du Nord. Je le sais puisqu’il me l’a dit.
Je m’étais arrêté le long de la 138, à Château-Richer, sur le parking désert d’une boutique laissée là, face aux tumultes du Saint-Laurent. Sur le fleuve une silhouette prise dans la mouvance des vagues avançait vers moi, dans un silence que le trafic routier ne respectait que trop mal. J’aurais pu choisir meilleur endroit pour me reposer ou faire une halte, mais il faut croire que la chance avait voulu que je sois là. Quand il posa pied à terre, je l’observais depuis déjà un bon moment. Je l’avais vu lutter contre la marée, pagayant avec force pour soulever des flots la ligne de flottaison d’un esquif malmené par le poids du temps, plus encore que tout son barda.
Arrivé à ma hauteur il paraissait essoufflé, mais heureux de voir enfin quelqu’un. Il était venu me parler, tout naturellement, avec davantage de curiosité à l’écoute de mon accent français. Il semblait me reconnaitre puisque je venais de loin, et que j’avais tracé une route sinueuse qu’il a trouvé belle. Elle m’avait mené ici, en face de lui, lui qui venait du Nord. C’est à ce moment-là qu’il me l’a dit.
Et c’est d’ailleurs de ses paroles à peu près tout ce dont je me rappelle. Un voile de brume a aujourd’hui obscurci les reliques d’une épopée québécoise que j’avais entreprise seul, et poursuivie ainsi. Il en avait été presque le commencement. Je le revois pourtant, attachant son kayak, me montrer ses paumes de main morcelées par l’abîme du Saint-Laurent. Il venait du Nord et il y retournait surement. Il n’avait pas pris la route, mais la rivière depuis un endroit que je ne verrai jamais et dont le nom m’a échappé pour toujours. Il pestait, je me souviens, contre ces barrages et l’intervention de l’homme qui le bloquait contre sa course effrénée vers l’océan. C’était ça le véritable secret. On ne peut plus se laisser porter me disait-il, il faut sortir de l’eau. C’est ce qu’il a fait en me laissant surveiller tout son paquetage, et prit le temps de se tracer un bout de route sur la terre ferme pendant que j’attendais impatiemment. Si j’ai peut-être voulu partir, je suis resté finalement.
Il est revenu avec deux bières. On les a bues en silence et j’ai gravé l’esquisse de cet instant. Il est remonté sur son embarcation, et son regard pointait vers l’océan. Puis il a disparu.
Je ne me souviens de rien que d’une barbe hirsute sur un kayak. Je ne me souviens de rien que d’un rêve d’absolu. Celui qui venait du Nord…
Crédits photo: laremontee.
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Sabrina
14 octobre 2017 at 06:49
J’aime tellement ce texte 🙂
Djibril
19 novembre 2017 at 14:02
Toujours aussi bon comme lecture…
Anne B
18 décembre 2017 at 22:27
Une fois de plus c’est joliment écrit
Valérie
23 décembre 2017 at 02:50
Beau moment, je trouve ça touchant.
Houston MacDougal
24 décembre 2017 at 04:46
Merci tout le monde!
Sana
17 avril 2018 at 15:16
Merci pour ce moment de lecture particulièrement agréable
Sabrina
19 mai 2018 at 01:41
Beau style belle histoire, bon moment passé, j’en veux d’autres des textes comme celui-là 😉
Sofia
31 mai 2018 at 13:49
Quand quelqu’un sait écrire, c’est un plaisir de le lire. Vous m’avez donné beaucoup de plaisir 🙂
Houston MacDougal
1 juin 2018 at 05:43
Vous me flattez 😉
Belle
15 juin 2018 at 13:39
Ce texte là aussi est bien écrit 😉
Lionel
18 août 2019 at 09:10
Je suis en train de lire toute la série je me régale 🙂
Houston MacDougal
18 août 2019 at 19:07
Ça fait plaisir 🙂
Adeline
18 septembre 2019 at 00:51
Lecture très agréable, une belle rencontre.
Janice
22 novembre 2019 at 04:44
Très bel écrit.