Finalement, tous les métros du monde sont identiques, à cela près qu’à Montréal en plein hiver il y fait chaud, beaucoup trop chaud. Je vois la frénésie pantomime qui me rappelle à quel point j’aime les horaires décalés. La plupart d’entre vous n’êtes pas réveillés à cette heure-là, grognons, à se laisser porter jusqu’à la première machine à café d’un open space qui grouille déjà des objectifs de la journée. Non Houston, le monde du travail n’est pas comme ça. Et alors? On est tous dans ce métro et je vous toise, en tirant la gueule, en embrassant tous les visages qui se reflètent dans ce miroir sans tain où tout est fadasse.
Bonaventure, Terminus Centre Ville jusqu’à Terminus Panama, par la 45. Je quitte l’île pour le bagne, Rive-Sud, comme les ostracisés du noble ouvrage quand pour gagner sa croûte on racle les gamelles en usant ses dents au pain sec. J’en ai pour 20 minutes. Du monde sur le pont, mais personne en mémoire, j’ai oublié mon livre, ma monnaie sur le siège et toute mon envie. Mais de quoi? Brossard la belle? Je ne pense pas, et nul autre n’y songera plus jamais.
Je me retrouve dans un univers dystopique sans cocaïne ni fille facile. Le monde du travail des gens ordinaires, dans un boulot où règne une harmonie toute relative, avec des individus à l’apparence normale. J’en prends pour dix piges à scarifier le visage d’un étudiant qui joint les deux bouts entre les cours. T’as fait quoi tout ce temps? T’es là, mais qu’est-ce qui a changé? Rien mec, à part l’accent peut-être. Hier, je repliais des serviettes à motifs jacquard, là, je fais des nœuds à des médailles. J’ai vieilli, changé de pays et ravalé ma fierté. Trop, beaucoup trop.
Rive-Sud, dans la cuisine des salariés à gravir des montagnes de breloques sur une table gondolée, mon esprit se liquéfie. Il y a cette radio qui hurle ses pubs et moi qui compte le temps qui ne s’égraine plus depuis deux heures de l’avant-veille. On m’a mis là, isolé, devant l’embrasure d’une porte qui donne sur le couloir menant à la salle de bains. Toute l’entreprise a défilé, faisant comme si je n’étais pas là. Il n’y a pas de pièces dans ma coupelle, seulement des gens qui vont et viennent au gré de leurs honteux besoins, et moi qui suis là, dans l’embrasure d’une porte qui donne sur le couloir menant à la salle de bains.
Je suis vide.
Il y a d’abord Ned, réglé comme une horloge à courir sur le bol tous les jours à 9h30 du matin. Un véritable cérémonial. Il vient prendre un café en barbouillant à mon encontre le salut d’usage avant de repartir dans son bureau. Une gorgée plus tard et son ombre furtive déboule dans le couloir. Une fois le forfait accompli, il repart et prend soin de ne pas refermer la porte. Le chiotte est libre, au prochain.
Et la prochaine c’est Noémie, la quarantaine, une milf qui fleure bon la décadence. À chacun de ses sourires j’ai l’impression qu’elle se jette sur ma braguette, et c’en est presque grisant si je n’étais pas là, à gravir les montagnes de médailles que j’ai moi-même bâties pour même pas 10$ de l’heure. Elle a toujours un petit mot amical quand elle vient se servir du thé, mais je sais que personne ne l’apprécie. Sa tare, être simplement Noémie. Elle va pisser 3 fois par jour.
Anne-Caroline ensuite, l’ancienne fille de bar dont la beauté nous rend mal à l’aise et nous fait ressentir coupable. Son impudente attirance a la saveur de quelque chose qui répugne dans sa démarche. C’est un cowboy mal engoncé paré de tous les apparats d’une vraie femme. Elle est aussi belle que laide, cette brune immense à hauts talons. Elle aime le pouvoir, mais n’en a pas, alors elle gueule et brasse de l’air. Surtout le mien, mais ça ne me gène pas. Son rythme, deux fois par jour, à 30 minutes d’intervalle. Un mystère.
Hélène enfin, un cas à part, l’ex-femme du boss, c’est également LA boss, elle a des billes dans l’affaire. C’est une suédoise, un bolide il y a 20 ans, qui a pris à bras le corps tous ces cadeaux empoisonnés que l’on remâche en Amérique du Nord. Le sucre, le sel, le gras. Pas un jour elle n’a oublié de discourir sur le café français, trop noir, trop fort et trop imbuvable. Un laïus amusant pour celle qui a abandonné une bourse à Harvard, plus jeune, parce qu’elle ne s’y amusait pas. J’aurais pourtant parié que c’était un coup des machines à café, peut-être produites en France. Une fois, elle était insatisfaite de mon travail. Lorsque je lui ai demandé de m’expliquer pourquoi, elle est partie, comme ça. Elle a tourné les talons sans piper mot, et m’a offert l’image de son gros cul en guise d’au revoir. C’est une précieuse qui ne se permet pas d’aller à la selle. Elle s’imagine peut-être que ses pets ne sentent pas la groseille et l’abricot.
Je crois devenir fou.
Aujourd’hui, pour me signifier que je peux venir travailler une journée supplémentaire, Ned fait à ma collègue: « Ok, il peut revenir. » À ce moment j’étais là, juste en face de lui, à même pas deux mètres. Ma collègue a pivoté vers moi avec un sourire gêné, sans oser me demander si j’avais entendu.
Demain c’est sûr, je ne serai plus manard, Rive-Sud.
Crédits photo: Jacques Nadeau.
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Corinne
6 juillet 2016 at 15:36
J’aime tellement votre plume! C’est si vif, un vrai régal!!
Houston MacDougal
7 juillet 2016 at 08:46
Oohh, c’est très gentil Corinne!!
Bella
12 juillet 2016 at 14:42
Une tranche de vie pleine de punchlines, je m’y suis crue et j’ai été secouée, mais j’aime ça 😉
Houston MacDougal
18 juillet 2016 at 05:37
Merci!
China
31 juillet 2019 at 19:37
J’ai beaucoup aimé 😉
Lionel
18 août 2019 at 09:04
Sale histoire dans le fond, superbement bien écrite
aurélien
16 octobre 2019 at 11:45
j’ai l’impression d’avoir vécu le même délire… c’est chaud
Gus
30 octobre 2020 at 06:52
Pareil, ça met une sacré claque
linette
9 août 2020 at 02:46
j’ai été embarqué dans ce récit